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Courrier du Jura, 13 novembre 1988.
LA MORT FRAPPE À SARTUIS
Sartuis, la célèbre ville des horlogers du haut Doubs, vient d’être frappée par un drame ignoble. Aux environs de dix-neuf heures, hier, le 12 novembre 1988, le corps de Manon Simonis, huit ans, a été découvert au fond d’un puits de dispersion, près de la station d’épuration de la ville. Selon le procureur de la République de Besançon (Doubs), la piste criminelle ne fait aucun doute.
À 16 h 30, comme chaque jour, Martine Scotto est allée chercher Manon à la sortie de son école. L’enfant et sa nourrice se sont rendues à pied à la cité des Corolles, domicile de Mme Scotto, aux abords de Sartuis. Il était 17 heures. Après avoir pris son goûter, Manon est redescendue dans l’aire de jeux de la cité, sous les fenêtres de l’appartement. Quelques minutes plus tard, Martine Scotto a voulu vérifier que la petite fille jouait bien avec ses camarades. Elle n’était pas là. Personne ne l’avait vue.
La nourrice s’est aussitôt lancée à sa recherche, dans les escaliers, les caves, puis le parking, situé cent mètres plus haut, sur le versant de la colline. Personne. 17 h 30. Martine Scotto a prévenu les gendarmes.
Nouvelles recherches, alors que la nuit tombait. Les gendarmes ont d’abord couvert un rayon de cinq cents mètres. 18 h 30. Deux escouades sont arrivées en renfort de Morteau. Les fouilles se sont étendues à un kilomètre à la ronde. Des volontaires civils ont rejoint les troupes en uniforme.
À 19 h 20, sous une pluie battante, le corps de Manon a été découvert, dans un des puits de la station d’épuration, au nord de la ville, près du calvaire de Rozé. Le site n’est qu’à sept cents mètres de la cité des Corolles. Selon les premières constatations, la profondeur du puits est de cinq mètres et l’eau ne remplit que la moitié du boyau. Mais l’enfant n’avait aucune chance, le puits étant trop étroit pour nager et l’eau glacée mortelle. Quand les sauveteurs ont remonté Manon, ses pupilles étaient fixes, son cœur ne battait plus. La température centrale de son corps était descendue en dessous de 25 degrés. Tout était fini.
Le procureur de la République s’est refusé à tout commentaire. Nous savons que, cette nuit même, Martine Scotto a été interrogée dans les locaux de la gendarmerie de Sartuis. Ce matin, les services de recherche de la gendarmerie poursuivaient leur étude de la scène de crime.
Aujourd’hui, toute la région est sous le choc. Chacun pense à un autre meurtre, tout aussi abject, perpétré non loin du Jura, il y a quatre ans : celui de Grégory Villemin. Un crime qui n’a jamais été élucidé. Comment accepter qu’une telle abomination se répète, et toujours dans nos montagnes ? Malgré le silence du procureur, il semblerait que les gendarmes disposent de pistes sérieuses. Le magistrat a promis de livrer un nouveau communiqué dans les heures à venir. Nous ne pouvons qu’espérer des résultats rapides. Que l’ignominie, à défaut d’être réparée, soit au moins châtiée !
Je levai les yeux de l’écran — Chopard avait numérisé ses articles. Près d’une centaine de bulletins couvraient la période de novembre 88 à décembre 89. J’avais déjà survolé une fois l’ensemble et je me concentrais maintenant sur les grands virages de l’enquête.
J’allumai une Camel. Le journaliste m’avait autorisé à fumer dans son antre, au premier étage. Un bureau tapissé de sapines, où une bibliothèque croulait sous les cartons, les piles de livres, les liasses de journaux. Il y avait aussi une table lumineuse, enfouie sous des planches de diapositives. La caverne d’un journaliste de faits divers, toujours en retard d’un livre ou d’un dossier.
Je me levai et ouvris la fenêtre pour ne pas empuantir la pièce. La maison de Chopard était un pavillon sans fioriture, aux murs de ciment, percés de pavés de verre. Une terrasse, couverte d’une toile goudronnée, surplombait la route, à gauche, et s’ouvrait, à droite, sur un jardin en pagaille : piscine de plastique dégonflée, pneus crevés, chaises pliantes jonchaient les herbes hautes.
Je laissai la fenêtre ouverte et plongeai de nouveau dans l’affaire.
Courrier du Jura, 14 novembre 1988.
AFFAIRE SIMONIS :
L’ENQUÊTE S’ORGANISE.
Face à la cruauté du meurtre de Manon Simonis, en quelques heures, Sartuis s’est transformée en forteresse militaire. Hier, 13 novembre, trois nouvelles escouades de gendarmes sont arrivées de Besançon et de Pontarlier. L’après-midi, le procureur de la République a annoncé qu’un juge d’instruction était saisi, Gilbert de Witt, et qu’un chef d’enquête était nommé, le commandant Jean-Pierre Lamberton, du Service de Recherches de Morteau. « Deux hommes d’expérience, qui ont déjà fait leurs preuves dans nos départements », a-t-il précisé.
Pourtant, le communiqué du magistrat a tourné court. Aucune information nouvelle sur l’enquête. Rien sur le rapport d’autopsie. Rien sur les témoins entendus. Le procureur n’a pas précisé non plus les hypothèses privilégiées par les gendarmes. On ne peut que louer cette discrétion. Pourtant, les habitants de Sartuis ont le droit de savoir.
Au Courrier du Jura, nous menons notre propre enquête. Nous avons appris que Sylvie Simonis, ayant subi une opération bénigne, a quitté l’hôpital hier matin. Nul ne sait où elle s’est installée depuis – sa maison reste vide. Par ailleurs, le témoignage de Martine Scotto n’a rien donné. Le mystère est total : pourquoi personne n’a vu Manon dans l’aire de jeux ? Est-elle sortie par une autre issue ? Comment, et avec qui s’est-elle rendue jusqu’au site d’épuration ? Manon était une enfant farouche, qui n’aurait jamais suivi un étranger. Voilà pourquoi les gendarmes se concentrent plutôt sur l’entourage de l’enfant.
D’autres énigmes persistent. Comme l’absence d’empreintes de pas ou de pneus sur le site d’épuration. Ou la cause exacte de la mort de Manon. Selon les sauveteurs, le décès par hydrocution est plus probable qu’une noyade. Mais pourquoi les autorités ne nous donnent-elles aucune précision ? Pourquoi ce silence à propos du rapport d’autopsie ? Gendarmes et magistrats doivent cesser ce black-out !
Dans les articles suivants, Chopard devenait le porte-parole d’une population impatiente. Les enquêteurs conservaient le silence. Au point que Chopard avait du mal à remplir son bulletin hebdomadaire. Selon lui, les gendarmes n’avaient simplement rien à dire. Ce meurtre était une pure énigme, sans logique ni explication, sans faille ni mobile.
Pourtant, dix jours après les faits, le 22 novembre, Chopard dénichait un scoop :
UN CORBEAU
DANS L’AFFAIRE SIMONIS !
Malgré la discrétion des enquêteurs, nous sommes parvenus à découvrir un fait décisif dans l’affaire Simonis : avant le meurtre, un corbeau menaçait la famille !
Depuis le premier jour, un fait étonne. Pourquoi les gendarmes, lors des premières recherches, ont-ils eu l’idée de sonder un puits qui était – l’enquête l’a démontré – scellé par un couvercle de métal ? C’est tout simple : ils avaient été prévenus. À dix-huit heures, ce jour-là, Sylvie Simonis a reçu un appel à l’hôpital ainsi que ses beaux-parents, à Besançon. Ces appels désignaient un « puits », où le corps de Manon pourrait être retrouvé, et faisaient suite, nous le savons maintenant, à une longue série d’appels téléphoniques. Depuis un mois, Sylvie et ses beaux-parents subissaient les assauts répétés d’un corbeau.
D’après nos renseignements, la « voix » qui appelait était déformée, sans doute à l’aide d’un gadget qui permet de transformer le timbre vocal. Plusieurs entreprises de la région fabriquent ce genre de jouets. Les gendarmes ont interrogé les membres des trois usines qui produisent ce type de produits. Pour une raison que nous ignorons, les enquêteurs semblent penser que le corbeau n’a pas acheté ce filtre, mais l’a pris à sa source, chez un de ces grossistes.
La piste d’un rôdeur ou d’un tueur de passage est donc définitivement écartée. Il y a eu revendication. Il s’agit d’un acte de pure malfaisance, visant la famille Simonis. Plus que jamais, les gendarmes se concentrent sur l’entourage de Sylvie et de son enfant. Un de leurs proches travaille-t-il dans une de ces manufactures ? Les enquêteurs vont-ils organiser des tests de voix « déformées », afin de confondre le meurtrier ? Cette piste paraît être une des plus solides aujourd’hui.
J’allumai une nouvelle cigarette. Les ressemblances avec l’affaire Grégory étaient incroyables. À croire que le tueur de Sartuis s’était inspiré de l’affaire de Lépanges.
Je fis défiler les chroniques. Les gendarmes s’étaient concentrés sur le problème de la voix. Ils avaient essayé des modèles de machines, organisé des séances d’enregistrement, avec des proches des Simonis. Ils avaient soumis ces tests à Sylvie et ses beaux-parents. Aucune des voix ne rappelait celle du Corbeau.
Début décembre, l’affaire avait subitement rebondi.
Courrier du Jura, 3 décembre 1988.
AFFAIRE SIMONIS :
UN SUSPECT ARRÊTÉ !
Un coup de tonnerre s’est produit, avant-hier, dans le dossier Simonis. Nous n’en avons été informés que cette nuit car les événements se sont déroulés en Suisse. Le 1er décembre, à 19 heures, un homme a été interpellé à son domicile par la police helvétique. Richard Moraz, 42 ans, artisan horloger chez Moschel, au Locle, dans le canton de Neuchâtel.
Selon nos informations, des soupçons pèsent sur l’horloger depuis deux semaines. Son interpellation, sur le territoire helvétique, posait d’évidentes difficultés juridiques. Nos deux gouvernements se sont entendus pour organiser l’inculpation de l’homme et Gilbert de Witt, juge d’instruction, escorté par les gendarmes de Sartuis, a commencé son interrogatoire, de l’autre côté de la frontière.
Qui est Richard Moraz ? Un collègue de travail de Sylvie Simonis, qui n’a jamais accepté la promotion de Sylvie à ses dépens, en septembre dernier. Cette déception coïncide, exactement, avec le début des appels anonymes...
Un tel mobile – la jalousie professionnelle – paraît insuffisant pour expliquer le meurtre. Mais il y a un autre indice : Delphine Moraz, l’épouse de Richard, est salariée des entreprises Lammerie, qui fabriquent justement des transformateurs de voix.
Nous avons découvert, au Courrier du Jura, deux autres faits. Le premier : Richard Moraz n’est pas un inconnu des services de la police fédérale suisse. En 1983, alors qu’il enseignait à l’école d’horlogerie de Lausanne, l’artisan a été accusé de détournement de mineure. Le second : Moraz ne possède pas d’alibi pour l’heure et le jour du meurtre. À dix-sept heures, le 12 novembre, il se trouvait dans sa voiture, sur la route de son domicile.
Ces éléments ne font pas de l’horloger un coupable. Et Moraz n’appartient pas au cercle des proches qui auraient pu convaincre Manon de le suivre vers le site d’épuration. Physiquement, l’artisan est un colosse de plus de cent kilos qui n’a rien de rassurant. Certains murmurent qu’il aurait pu bénéficier de la complicité de sa femme. Le « tueur » serait-il un couple ?
Si Gilbert de Witt n’obtient pas d’aveux, il devra libérer le suspect. Dans tous les cas, le juge et le commandant Lamberton feraient bien de stopper leur stratégie du silence. En étant plus explicites, ils pourraient apaiser les esprits et réduire les soupçons. À Sartuis, la température monte chaque jour un peu plus !
Peu après, Richard Moraz avait été libéré. Son dossier d’accusation était si léger qu’un courant d’air l’aurait fait passer sous la porte. La ville des horlogers avait de nouveau plongé. Les rumeurs continuaient, les opinions se multipliaient. Et Chopard brodait sur cette atmosphère délétère.
À l’approche de Noël, la situation s’était apaisée. Les journaux locaux espaçaient leurs articles. Chopard lui-même se lassait de sa chronique. L’affaire Simonis s’éteignait à petit feu.
Au début de l’année suivante, pourtant, nouveau coup de théâtre. Je relus l’article du 14 janvier 1989.
AFFAIRE SIMONIS :
L’ASSASSIN AVOUE !
La nouvelle est tombée hier soir. Sartuis est sous le choc. Avant-hier après-midi, 12 janvier 1989, les gendarmes ont placé en garde à vue un nouveau suspect. Celui-ci a avoué le meurtre de Manon Simonis.
Âgé de 31 ans, originaire de la région de Metz, Patrick Cazeviel est un habitué des services de police. Il a déjà purgé deux peines de prison, respectivement de trois et quatre années, pour cambriolages et voies de fait. Comment les gendarmes de Sartuis sont-ils tombés sur cet homme violent, asocial, à la réputation sulfureuse ? C’est tout simple : Cazeviel est un ami d’enfance de Sylvie Simonis.
Pupille de l’Etat, il a séjourné, à l’âge de douze ans, dans un foyer d’accueil de Nancy : c’est là-bas qu’il a connu Sylvie, de trois ans sa cadette. Malgré leurs différences de caractère et d’ambitions, les deux adolescents étaient inséparables – et sans doute Cazeviel n’a-t-il jamais oublié sa passion d’adolescence. Lorsque Sylvie a obtenu sa bourse et commencé ses études d’horlogerie, Cazeviel a été arrêté pour la première fois. Leurs chemins se sont séparés. Sylvie a épousé Frédéric Simonis puis a accouché d’une petite fille.
Ainsi, le meurtre abominable prend peut-être sa source dans une histoire d’amour. Que s’est-il passé l’automne dernier ? Sylvie Simonis et Patrick Cazeviel se sont-ils revus ? Ce dernier a peut-être été éconduit. Il aurait voulu se venger en détruisant le fruit du mariage de Sylvie. Est-ce lui qui harcelait la famille de ses appels anonymes ?
Pour l’heure, le juge et les gendarmes n’ont apporté aucun commentaire : ils se sont contentés d’annoncer l’arrestation de Cazeviel et d’enregistrer ses aveux. Il sera bientôt écroué à la maison d’arrêt de Besançon. À Sartuis, chacun prie pour que cela soit la fin du cauchemar !
Cazeviel avait été libéré deux mois plus tard. Aucune preuve directe n’avait pu être retenue contre lui. En fait, dès la première annonce, quelque chose sonnait faux. Chopard avait brossé une description du suspect : un homme dangereux, solitaire, marginal, mais certainement pas l’assassin de Manon. Abandonné par ses parents à la naissance - « Cazeviel » était le village où il avait été trouvé – et mis sous tutelle de l’administration, il avait été baptisé « Patrick » dans son premier foyer, à Metz. Au fil des centres sociaux et des familles d’accueil, les termes qui revenaient à son sujet étaient : instable, indiscipliné, violent. Mais aussi : vif, brillant, volontaire... C’était ainsi qu’il avait pu accéder au foyer de Nancy, d’un bon niveau scolaire, où il avait rencontré Sylvie.
Sa part obscure avait ensuite pris le dessus. Casses, violences, arrestations... Malgré ses séjours en taule et ses boulots nomades (on le retrouvait tour à tour bûcheron, couvreur, forain), il n’avait jamais perdu de vue Sylvie. Les deux orphelins étaient liés par un pacte, une solidarité d’enfants perdus.
À la mort de Frédéric Simonis, en 1986, Cazeviel avait-il tenté sa chance ? Sylvie l’avait-elle repoussé ? Un tel refus aurait pu expliquer la rage de l’homme – et son crime. Mais je n’y croyais pas. Je pensais même que le malfrat avait offert sa protection à Sylvie, ne s’éloignant jamais de Sartuis. Le meurtre de Manon avait dû provoquer chez lui un remords diffus – il n’avait pas su défendre « sa veuve et son orpheline ». Dès lors, pourquoi avouer le meurtre ?
Dans les semaines qui suivirent, les gendarmes s’étaient heurtés à un mur. La perquisition à son domicile n’avait rien donné. Les essais de voix déformée non plus. La reconstitution, en février, avait tourné au fiasco. En mars, le cambrioleur, sur les conseils de son avocat, s’était rétracté. Il avait déclaré que ses aveux étaient faux – il n’avait avoué que sous la pression des gendarmes.
En représailles contre ces derniers, le juge de Witt avait confié l’enquête au SRPJ de Besançon. Les policiers avaient pris le contre-pied des gendarmes. En mai 1989, le commissaire Philippe Setton avait organisé une conférence de presse, violant au passage le fameux black-out, pour annoncer que l’investigation privilégiait désormais la piste de... l’accident. Tollé dans la salle : un accident, avec la plaque qui avait été descellée ? Avec le Corbeau qui révélait que le corps de Manon était dans un puits ? Setton n’en démordit pas. Selon certains indices, disait-il, on pouvait imaginer un jeu entre enfants. Un jeu qui aurait mal tourné.
L’hypothèse résolvait deux énigmes : l’apparente docilité de Manon à prendre le chemin du site et l’absence de traces sur la terre verglacée, liée au faible poids des protagonistes – des enfants. Mais surtout, cette piste ouvrait un champ de suspects auxquels personne n’avait pensé : les gosses présents ce soir-là dans l’aire de jeux de la cité.
Les flics se concentrèrent sur Thomas Longhini, 13 ans, un garçon plus âgé que Manon, qui était son « meilleur ami ». Chaque soir, l’adolescent la retrouvait au pied de l’immeuble des Corolles. Et ce soir-là ?
Interrogé une première fois, le 20 mai 1989, à la mairie de Sartuis, Thomas avait été relâché. Puis convoqué une seconde fois, début juin, au SRPJ de Besançon avant d’être entendu par le juge de Witt et un magistrat pour mineurs, au TGI. Il avait été placé en garde à vue, sous les conditions drastiques prévues en cas de détention de mineur.
La version officielle était tombée. Thomas Longhini soupçonné d’homicide involontaire. Il avait joué avec Manon, sur le site d’épuration, prenant des risques inconsidérés. La petite fille était tombée par accident. Philippe Setton avait expliqué tout cela aux médias. En conclusion, il avait dû admettre que l’adolescent n’avait pas avoué. « Pas encore », avait-il répété, soutenant le regard des journalistes.
Deux jours plus tard, Thomas Longhini était libéré et les policiers conspués pour leurs méthodes et leur précipitation. Les gendarmes eux-mêmes avaient pris parti pour l’adolescent. Ils avaient pointé l’absurdité du raisonnement policier, insistant sur les menaces téléphoniques. Si Manon Simonis était morte dans un accident, qui avait revendiqué le meurtre avant qu’il ne soit rendu public ? Qui menaçait Sylvie Simonis depuis des mois ?
La piste Longhini fut le dernier acte du dossier. En septembre 89, Jean-Claude Chopard avait cessé d’écrire sur le sujet. Pour tous, l’affaire Manon Simonis était classée – et non résolue.
Je frottai mes paupières endolories. Je n’étais pas sûr d’avoir appris grand-chose. Et il me manquait toujours la pièce essentielle. Pas l’ombre d’une corrélation entre ce fait divers glauque et le meurtre de Sylvie Simonis, commis quatorze ans plus tard.
Pourtant, j’éprouvais le sentiment confus que quelque chose était « passé » pendant ma lecture. Un message subliminal que je n’avais pas su lire. Les enquêteurs, gendarmes ou flics, tous ceux qui avaient approché ce meurtre, avaient dû éprouver le même malaise. La vérité était là, sous notre nez. Il y avait une logique, une structure souterraine, derrière cette affaire, et personne n’avait trouvé la juste distance pour la décrypter.
Une voix résonna dans l’escalier, provenant du rez-de-chaussée :
— T’endors pas sur ma prose. Apéritif !
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CHOPARD M’ATTENDAIT sur la terrasse, face à un barbecue fumant – de belles truites rosées crépitaient sur les braises. Je me souvenais de ses paniers vides. Le briscard éclata de rire, comme s’il pouvait voir mon expression dans son dos :
— Je viens de les acheter au restaurant d’à côté. C’est ce que je fais à chaque fois.
Il désigna une table de plastique, entourée de chaises de jardin. Le couvert était mis : nappe en papier, assiettes en carton, gobelets et couverts en plastique. J’étais soulagé par un tel service : aucun risque de grincements de métal.
— Sers-toi. Les munitions sont à l’ombre, sous la table.
Je trouvai une bouteille de Ricard et du chablis. J’optai pour le blanc et allumai une Camel.
— Assieds-toi. C’est prêt dans une minute.
Je m’installai. Le soleil nappait chaque objet d’une fine pellicule de chaleur. Je fermai les yeux et tentai de reprendre mes esprits. Les milliers de mots que je venais de lire flottaient dans ma tête.
— Alors, qu’est-ce que t’en penses ?
Chopard déposa une truite croustillante dans mon assiette, agrémentée de frites surgelées.
— Belle prose.
— Déconne pas. Quel est ton sentiment ?
— Vous tirez parfois à la ligne.
Il leva ses couverts géants, assortis au barbecue :
— Je faisais avec ce qu’on me donnait ! Les gendarmes étaient obsédés par le secret. La vérité, c’est qu’ils avaient rien. Que dalle. Ils ont jamais rien eu...
Il fit tomber une truite dans son assiette et s’installa en face de moi :
— Mais l’enquête : qu’est-ce que t’en penses ? Ton avis de flic m’intéresse.
— J’ai vu passer quelque chose. Mais je ne sais pas quoi.
Chopard frappa le dos de sa main droite dans sa paume gauche :
— C’est ça ! Exactement ça ! (Il se pencha vers moi, après avoir vidé son verre.) Il y a une brume... Une brume de culpabilité, qui flotte sur toute cette histoire.
— Le coupable serait un des trois suspects ?
— Les trois, à mon avis.
— Quoi ?
— C’est mon intuition. J’ai approché chacun des lascars. J’ai même pu en interroger deux, à ma sauce. Je peux te certifier un truc : ils étaient pas nets.
— Vous voulez dire qu’ils auraient commis le meurtre... ensemble ?
Il engloutit une lamelle de chair blanche :
— J’ai pas dit ça. Au fond, je suis même pas sûr qu’un des trois ait fait le coup.
— J’ai du mal à vous suivre.
— Mange, ça va être froid. (Il remplit son verre et le vida en un coup de coude.) Y avait chez chacun d’eux une part de responsabilité. Une sorte de... pourcentage de culpabilité. Disons : trente pour cent. À eux trois, ils formaient l’assassin idéal.
Je goûtai le poisson : délicieux.
— Je ne comprends pas.
— Ça t’est jamais arrivé dans une enquête ? La culpabilité plane sur chaque suspect, mais ne se fixe jamais. Et même quand t’as découvert le vrai meurtrier, l’ombre ne quitte pas les autres...
— Tous les jours. Mais mon boulot est justement de m’en tenir aux faits. D’arrêter celui qui a tenu l’arme. Revenons au meurtre de Manon. Si vous deviez choisir un coupable, ça serait lequel ?
Chopard remplit encore nos gobelets. Il avait déjà vidé son assiette. Il dit :
— Thomas Longhini, l’adolescent.
— Pourquoi ?
— Il était le seul que la petite aurait suivi. Manon se méfiait des adultes. Et je les imagine bien, tous les deux, ce soir-là, filer à l’anglaise, main dans la main. Passer par l’issue de secours ou la cave.
— Vous rejoignez donc la théorie du SRPJ ?
— Le jeu qu’aurait mal tourné ? Je suis pas sûr... Mais Thomas a sa part de responsabilité, c’est clair.
— Si c’est un crime classique, quel serait le mobile de l’adolescent ?
— Qui sait ce qui se passe dans la tête d’un môme ?
— Vous l’avez interrogé ?
— Non. Après sa libération, ses parents ont quitté Sartuis. Le gosse était chamboulé.
— Les flics l’avaient secoué ?
— Setton, le commissaire, n’était pas un tendre.
— Aujourd’hui, vous savez où se trouve Thomas ?
— Non. Je crois même que la famille a changé de nom.
Je bus une nouvelle gorgée. La nausée se précisait :
— Les deux autres, Moraz et Cazeviel, vous savez où je peux les trouver ?
— Moraz n’a pas bougé. Il est resté au Locle. Cazeviel est dans le coin, lui aussi. Il s’occupe d’un centre aéré, près de Morteau. Je sortis mon bloc et griffonnai leurs coordonnées.
— Et les autres ? Les enquêteurs de l’époque ? Il y a moyen de les rencontrer ?
— Non. Setton est devenu préfet, quelque part en France. De Witt est mort.
J’attrapai mon paquet de Camel pour faire passer le goût du vin.
— Et Lamberton ?
— En train de mourir d’un cancer de la gorge. À Jean-Minjoz, l’hôpital de Besançon.
Chopard remplit à nouveau mon verre puis tendit son briquet pour allumer ma cigarette. La tête me tournait :
— Les beaux-parents ?
— Ils sont installés en Suisse romande. Inutile de les appeler. Je me suis déjà cassé les dents. Ils ne veulent plus entendre parler de cette histoire.
— Dernière question, à propos de Manon : sur la scène de crime, il n’y avait pas de signes de satanisme ?
— Des croix, des trucs comme ça ?
— Ce genre-là, ouais.
Je vidai mon gobelet. En renversant la tête, je partis en arrière. Je me retins à la table, comme à un bastingage. Je crus que j’allais vomir sur mes chaussures.
— Personne n’en a jamais parlé. (Chopard se pencha, intrigué :) T’as une piste ?
— Non. Et sur le meurtre de Sylvie, vous avez votre idée ?
Il remplit encore une fois nos verres.
— Je te l’ai déjà dit : c’est le même tueur.
— Mais quel serait le mobile ?
— Une vengeance, qui s’applique à quatorze ans de distance.
— Une vengeance pour quoi ?
— C’est la clé de l’énigme. C’est ça qu’il faut chercher.
— Pourquoi avoir attendu tant d’années pour frapper à nouveau ?
— À toi de trouver la réponse. T’es bien ici pour ça, non ?
Je fis un mouvement incertain et crus de nouveau perdre l’équilibre. Tout devenait spongieux, instable, oscillant. J’avalai une bouchée de poisson pour enrayer la sensation d’ivresse.
— Longhini pourrait donc être aussi le tueur de Sylvie ?
— Réfléchis un peu. Pourquoi tant de différence entre les deux meurtres ? Parce que le tueur a changé. Sa pulsion criminelle a mûri. En 1988, Thomas Longhini avait quatorze ans. Il en a vingt-huit aujourd’hui. Pour un meurtrier, c’est l’âge crucial. La période où la pulsion criminelle explose. La première fois, c’était peut-être un accident, lié au sadisme d’un jeu. La deuxième fois, c’est un meurtre, perpétré avec la froideur de la maturité.
— Où est-il aujourd’hui ?
— Je te dis qu’on n’en sait rien. Et il sera pas facile à débusquer. Il a changé de nom, il vit ailleurs.
Le soleil avait disparu. Le rendez-vous était terminé. Je me levai, vacillant :
— Vous pourriez m’imprimer vos articles ?
— Déjà fait, mon gars. J’en ai une série toute prête.
Il bondit de sa chaise et disparut dans la maison. Je fixai les reflets de ciel gris sur les pavés de verre qui surplombaient la terrasse : les surfaces dépolies oscillaient comme des vagues.
— Voilà !
Chopard m’apporta une liasse reliée par une bouclette noire. À l’intérieur, était glissée une enveloppe kraft. Je m’appuyai contre la balustrade. Mon cerveau et mes tripes me semblaient baigner dans l’alcool, façon coq au vin.
— Je t’ai mis aussi un jeu de photos. Archives personnelles.
Je le remerciai, feuilletant les documents. Un glou-glou me fit lever les yeux :
— Tu vas pas partir avant le coup du curé !
37
JE M’ARRETAI dans une clairière, à quelques kilomètres, et respirai l’air glacé. J’attrapai le dossier de Chopard et fis glisser l’enveloppe kraft dans ma main. Les premières photos se chargèrent de me dégriser complètement.
L’émersion de Manon. Des clichés pris dans l’urgence, cadrés de travers, fixés par le flash. L’anorak rose, le métal du brancard, la couverture de survie, une main blanche. Un autre cliché. Un portrait de Manon, vivante. Elle souriait à l’objectif. Un petit visage ovale. De grands yeux clairs, curieux, avides. Des cheveux blonds, presque blancs. Une beauté spectrale, fragile, comme surexposée par la clarté des cils et des sourcils.
La photo suivante représentait Sylvie Simonis. Elle était aussi brune que sa fille était blonde. Et d’une beauté singulière. Des sourcils touffus à la Frida Kahlo. Une bouche large, ourlée, sensuelle. Un teint mat, cadré par une coiffure à l’indienne. Seuls les yeux étaient clairs. Deux bulles d’eau bleutée, comme prisonnières des glaces. Curieusement, la petite fille semblait plus âgée que sa mère. Les deux êtres ne se ressemblaient pas du tout.
Je levai les yeux. À quatorze heures, le soleil reculait déjà. L’ombre se refermait sur la forêt. Il était temps d’organiser mon enquête. J’attrapai mon cellulaire.
— Svendsen ? Durey. T’as pu jeter un œil sur le dossier ?
— Magique. Ton affaire est magique.
— Arrête de déconner. Tu as trouvé quelque chose ?
— Valleret a fait du bon boulot, admit-il. Surtout sur le plan des bestioles. Il s’est fait aider, non ?
— Un mec du nom de Plinkh, spécialiste de l’entomologie légale. Tu connais ?
— Non, mais c’est bien vu. Le tueur joue avec la chronologie de la mort. Terrifiant, et en même temps virtuose !
— Mais encore ?
— J’ai commencé à lister les acides qu’il pourrait avoir utilisés.
— Des produits difficiles d’accès ?
— Non. Hosto ou laboratoire chimique. Je ne parle pas seulement d’un labo de recherche, mais de n’importe quelle unité de production, tous domaines confondus : des crèmes glacées pour enfants aux peintures industrielles...
J’avais demandé à Foucault de recenser les laboratoires de la région, mais seulement dans le domaine de la recherche. Il fallait élargir le champ.
— Selon toi, c’est un chimiste ?
— Ou un touche-à-tout passionné. Chimie. Entomologie. Botanique.
— Dis-moi quelque chose que je ne sais pas déjà.
— J’aurais préféré un vrai corps, avec de vraies blessures ! J’ai mis plusieurs collègues sur le coup, selon leur spécialité. On est tous au taquet. À mon niveau, j’ai repéré une erreur de Valleret.
— Quelle erreur ?
— La langue. Pour moi, il s’est gouré.
— Quoi, la langue ?
— Il ne t’a pas dit qu’elle était sectionnée ?
J’étouffai un juron. Non seulement il ne m’en avait pas parlé, mais je n’avais pas lu le rapport avec assez d’attention. Je maugréai, cherchant mes clopes :
— Continue.
— Selon Valleret, la victime s’est elle-même coupé l’organe, sous le bâillon.
— Tu n’es pas d’accord ?
— Non. Ce serait assez compliqué à t’expliquer mais d’après le volume de sang dans la gorge, il est exclu que la victime se soit blessée elle-même. Soit l’assassin l’a coupée lui-même quand elle était vivante et a cautérisé la plaie, soit, c’est le plus probable, il a pratiqué l’ablation post mortem. À mon avis, c’est la seule blessure provoquée après le décès. Le mec n’a pas fait ça pour le plaisir. C’est un message. Ou un trophée. Il voulait l’organe.
Une référence directe à la parole ou au mensonge. Une allusion à Satan ? L’évangile selon Saint-Jean : « Il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. » Je demandai :
— Et le lichen ?
— Là, Valleret n’a rien foutu. Il aurait dû envoyer un échantillon aux spécialistes de...
— C’est ce que tu as fait ?
— Tout le monde est sur le coup, je te dis. On se démène, mon vieux.
— Tes spécialistes, ils n’ont encore rien dit ?
— À priori, on trouve ça sous la terre, dans l’obscurité des grottes. Mais il faut procéder à des analyses.
Une intuition. La plante luminescente jouait un rôle précis. Elle devait faire la clarté sur l’œuvre du tueur. C’était un projecteur naturel sur la cage thoracique soulevée de larves, rongée de pourriture... Une lumière venue des profondeurs. Un autre nom du diable était « Lucifer », en latin « le porteur de lumière ».
À cet instant j’eus un flash.
Le corps de Sylvie Simonis était, symboliquement, constellé de noms.
Les noms du diable.
Belzébuth, le Seigneur des mouches.
Satan, le Maître du mensonge.
Lucifer, le Prince de la lumière.
Une sorte de trinité marquait le cadavre.
Une trinité inversée – celle du Malin.
Le symbole grossier du crucifix n’était qu’un indice pour déchiffrer les signes plus sophistiqués du corps lui-même. Mon tueur ne se prenait pas seulement pour un serviteur du diable. Il représentait, à lui seul, toutes les figures consacrées de la Bête. Svendsen me parlait encore :
— Ho, tu m’écoutes ?
— Excuse-moi. Tu disais ?
— J’ai fait des agrandissements des morsures. Ces trucs-là me travaillent.
— Qu’est-ce que tu peux en dire ?
— Pour l’instant, rien.
— Super.
— Et toi ? Où tu es exactement ? Qu’est-ce que tu fous ?
— Je te rappelle.
Svendsen avait dû me parler du scarabée mais je n’avais rien entendu. Cette omniprésence du diable me plongeait dans un malaise indéfinissable. Quelque chose qui dépassait le dégoût habituel des meurtres. Une Camel à la rescousse, et le numéro de Foucault :
— J’ai lu le dossier, c’est dingue, dit-il tout de suite.
— T’as lancé la recherche, à l’échelle nationale ?
— Un message interne. J’ai aussi consulté le SALVAC et passé des coups de fil.
— Quelque chose est sorti ?
— Rien. Mais si le tueur a déjà frappé, ça sortira. Sa méthode est plutôt... originale.
— T’as raison. Les éleveurs d’insectes ?
— C’est dans les tuyaux.
— Les labos ?
— Idem. Ça prendra quelques heures.
— Contacte Svendsen. Il te donnera une liste plus large de sites chimiques.
— On est pas arrivés, Mat, je...
— Notre-Dame-de-Bienfaisance ?
— J’ai l’histoire du monastère. Rien à signaler. Aujourd’hui, c’est un refuge pour des missionnaires qui...
— Tu n’as rien d’autre ?
— Pour l’instant, non. Je...
— Ce que je t’ai demandé, ce n’est pas de consulter Internet. Arrache-toi, merde !
— Mais...
— Tu te rappelles l’unital6 ? L’association à qui Luc a envoyé des e-mails. Vois s’ils n’ont pas un lien avec Bienfaisance.
— D’accord, c’est tout ?
— Non. J’ai un autre truc à te demander, plus compliqué.
— Tu me rassures.
Je résumai l’histoire de Thomas Longhini. Quatorze ans, accusé d’homicide involontaire en janvier 1989. Mis en examen par le juge de Witt, interrogé par le SRPJ de Besançon, puis relâché. J’expliquai le changement de nom, l’absence totale de piste.
— Coton, ton truc.
— Foucault, je le répéterai pas. Tu bosses pas aux télécoms. Fais-toi aider par les autres. Et trouve-moi quelque chose !
Le flic grommela une réponse puis revint aux civilités :
— Et toi ? Ça va ? Tu avances ?
Je scrutai autour de moi la forêt rouge qui sombrait dans les ténèbres. J’avais toujours l’estomac au bord des lèvres et des fantômes plein la tête.
— Non, murmurai-je, ça ne va pas. Mais c’est le signe que j’avance dans la bonne direction.
Je raccrochai et tournai la clé de contact. Les sapinières, les collines nues, les nuages bas se mirent en mouvement. Une neige diaphane saupoudrait l’atmosphère. J’empruntai la rocade et longeai les cités colorées qui cernaient Sartuis.
Je remarquai des bâtiments de crépi blanc aux volets bordeaux. La cité des Corolles. Là où Manon avait disparu, un soir de novembre 1988. Je ne ralentis pas mais, à travers mes vitres, je sentis le froid, la solitude de ces édifices sur lesquels l’hiver rabotait déjà les jours.
Au bout d’un kilomètre, des bunkers de béton apparurent, en contrebas de la route, enfouis sous les mélèzes. Ralentissant, je distinguai des canalisations, des tuyaux coudés, des bassins rectangulaires.
Le site d’épuration.
Le lieu du crime.
Je cherchai un renfoncement pour me garer. Je saisis dans mon sac ma torche électrique, mon appareil numérique et me mis en marche. Il n’y avait pas de sentier. Les roches, qui saillaient parmi les fougères, étaient d’un rouge funeste, maculées de mousses verdâtres. Je plongeai dans les broussailles.
Au bas de la pente, les herbes, les lierres, les ronces se livraient à un vrai festin de pierre. Sous les sapins, je suivis les tuyaux. L’odeur de résine montait en force. À chaque mouvement pour écarter les branches, des étincelles vertes éclataient devant mes yeux. Au-dessus de moi, la neige continuait à tournoyer, claire, immatérielle.
Je tombai sur un premier puits, puis un second. J’avais toujours imaginé des cercles de ciment. En fait, ils étaient rectangulaires – des gouffres à angles droits. Lequel avait été la tombe de Manon ? Je suivis encore les conduits. Le vent était tombé. Une expression marine me vint à l’esprit : calme blanc.
Je n’éprouvais rien. Ni peur, ni répulsion. Juste le sentiment d’une page tournée. Le site ne vibrait plus d’aucune résonance, comme certaines scènes de crime où il est encore possible d’imaginer le meurtre, de ressentir son onde de choc. Je me penchai au-dessus d’un des puisards. Je me forçai à visualiser Manon, ses cheveux flottant sur la surface noire, sa doudoune rose gonflée d’eau. Je ne vis rien. Je regardai ma montre - 14 h 30. Je pris quelques photos, pour la forme, puis tournai les talons et m’orientai vers la pente.
À ce moment, j’entendis un rire.
Une image jaillit, fulgurante, près d’un puits. Des mains saisissent l’anorak rose. Le rire léger fuse. Ce n’est pas une vision-éclair. Plutôt une révélation sourde, qui force à plisser les yeux, à tendre l’oreille. Je me concentre, guettant une nouvelle image. Rien. Je vais repartir quand soudain, un nouveau flash me cueille. Des mains poussent l’anorak. Eclat furtif. Frottement acrylique sur la pierre. Cri absorbé par l’abîme.
Je tombai dans les ronces. Le lieu n’était pas vidé de son horreur. L’empreinte du meurtre était là. Il ne s’agissait pas d’un phénomène paranormal. Plutôt la capacité de l’imaginaire à se projeter dans le cercle d’une scène violente, à la décrypter, à l’appréhender à un autre niveau de conscience.
Je me relevai et essayai d’appeler encore ces fragments. Impossible. Chaque tentative les éloignait un peu plus, exactement comme un rêve qui au réveil ne cesse de s’estomper à mesure qu’on fouille sa mémoire. Je rebroussai chemin, parmi les branches et les épines. Le sol paraissait s’enfoncer sous mes pas. Il était temps de franchir la frontière.